bons et mauvais arguments
sur le musée de l'histoire de France
Michel RENARD
Thomas Wieder, jeune historien et collaborateur au Monde des Livres, publie un article intitulé "Nicolas Sarkozy, professeur d'histoire" (23-janvier 2009). Il s'attaque au projet annoncé par le président de la République de créer un musée de l'histoire de France.
"Sur le fond, M. Sarkozy s'en est tenu à quelques axiomes - écrit Thomas Wieder. Ce musée, a-t-il précisé, aura vocation à "questionner notre histoire de France dans son ensemble". Insistant sur sa "cohérence", le chef de l'État a souhaité que celle-ci ne soit plus abordée "par petits bouts", à travers ses "pages glorieuses" ou ses "pages un peu plus délicates", mais comme "un tout"..." On ne voit là rien à dire contre les propos du président de la République.
Henri IV rencontrant Sully blessé après la bataille
d'Ivry en mars 1590, peinture de François-André Vincent, 1783,
Musée national du château de Pau
Mais puisque la politique consiste, apparemment, à rester "fidèle à son camp" au prix même de l'hypocrite critique de son adversaire (car envisager la création, en France, d'un musée de l'histoire de France, quoi de vraiment répréhensible...!?), Thomas Wieder mobilise quelques arguments jésuitiques. Réponse.
chaque apparition du roi lors d'une campagne militaire
faisait vibrer les foules (Joël Cornette)
1) Au sujet du "type d'histoire qui y sera professée", Thomas Wieder écrit : "Symboles du passé militaire et monarchique de la nation, bien plus que de son identité républicaine, ces lieux [Versailles, les Invalides...] sont aussi hantés par les mânes de "grands hommes" - Louis XIV, Napoléon, de Gaulle - dont le souvenir est lié à quelques idées-forces : l'autorité, la centralisation et la guerre. Cette vision du passé national, volontiers martiale et résolument impénitente, laisse la plupart des historiens perplexes". (Thomas Wieder)
réponse - Pourquoi le passé militaire et monarchique de la nation devrait-il être rabaissé au profit de l'identité républicaine ? Les deux sont aux racines de notre être français. Martial ? Et alors ? La guerre est le père de tout (polemos pater pantôn), disait Héraclite. Comment comprendre les grands siècles de l'influence française sans le lien entre la guerre et la "plus grande puissance de commander", c'est-à-dire l'État, c'est-à-dire la France ? La guerre est intimement liée à l'histoire nationale. Il n'est pas un historien sérieux pour ergoter là-dessus.
Il suffit de lire l'ouvrage de Joël Cornette : la guerre "est tout à la fois un facteur d'explication et de compréhension de la construction et du fonctionnement de l'État, et plus particulièrement encore, dans une Europe à majorité monarchique, de l'autorité souveraine" (Le roi de guerre. Essai sur la souveraineté dans la France du Grand Siècle, éd. 2000, Payot, p. 13).
Les affinités entre la guerre et la nation sont évoquées en ces termes (martiaux ?) par Joël Cornette : "pour comprendre l'adhésion à la figure d'un prince guerrier et vainqueur, cristallisant le désir de gloire d'une collectivité vibrant avec une sincérité non feinte aux nouvelles des victoires, ou compatissant aux malheurs du roi, nous ne pouvons exclure la force d'une attente et d'une demande populaire largement partagées, identifiant la royauté à une conscience patriotique, comme ce fut déjà le cas bien plus tôt, à l'époque de Jeanne d'Arc. (...) tous les témoignages concordent : chaque apparition du roi lors d'une campagne militaire faisait vibrer les foules, massées sur son passage. La représentation du roi de guerre fait bien partie de l'imaginaire glorieux de la monarchie, au même titre que l'image du roi fécond qui apporte la nourriture à ses sujets" (p. 281-282).
la langue que je parle n'a pas été créée par la République
Autorité, centralisation, guerre... la question n'est pas de juger ces notions à l'aune de notre morale actuelle, mais de saisir que sans elles il n'y a pas de France. "L'absence d'État défait la France", comme le notait le général De Gaulle en 1956.
Thomas Wieder affirme que "la plupart des historiens" reste "perplexes" devant cette vision du passé national. Ah bon... Quels historiens ? Quelques-uns peut-être. Pas la plupart. Et surtout pas l'essentiel de l'historiographie française comme nous le montrons dans Faut-il avoir honte de l'identité nationale ?
Quant à la République, elle ne saurait assumer l'entièreté de l'être français. Je suis profondément républicain. Mais la langue que je parle n'a pas été créée par la République. La langue française, qui résonne et raisonne de tant d'esprits, est antérieure à la République, et pourtant ingrédient fondateur de notre francité.
Un autre historien, que nous avions déjà évoqué ici-même, Vincent Duclert, répète son attachement viscéral à la notion d'identité républicaine, repoussoir prophylactique selon lui de l'identité nationale. Il se réjouit d'entendre le ministre Éric Besson, déclarer que "l’identité nationale c’est l’identité républicaine". Ce propos n'est pourtant pas exclusif. L'identité d'un pays est une combinaison historique. Dire que la nation c'est la République n'exclut pas ce qui constitue la nation avant la République et dont nous sommes évidemment redevables car notre culture nous y a associés dès notre plus jeune âge, et particulièrement à l'école.
M. Cler, un professeur de lettres, années 1970 (source)
un patrimoine de réflexes enracinés dans la longue durée
2) "Mais la conception d'une histoire de France convoquée à des fins édifiantes - pour "renforce(r) l'identité qui est la nôtre", selon les termes employés par M. Sarkozy -, semble pour nombre d'historiens totalement anachronique. "Je ne vois pas l'intérêt de figer dans un musée ce qu'Ernest Lavisse a fait il y a un siècle dans les manuels de la IIIe République", explique ainsi Jean-Noël Jeanneney, dont l'un des livres interroge le rapport des présidents à l'histoire (L'avenir vient de loin, Seuil, 1994)." (Thomas Wieder)
réponse - Que la vision d'Ernest Lavisse soit marquée par le grand projet politique assimilateur de la IIIe République est une évidence. Qu'il ne faille pas rééditer ce dispositif tel quel est encore une évidence (quoi que...). Mais cela interdit-il tout projet de reconnaissance par une nation des éléments de son identité historique ? Ou alors, dites-nous que c'est la dimension historique elle-même qui vous insupporte. Dites-nous que la synchronie a évacué toute diachronie. Dites-nous qu'un peuple n'a plus le droit de se reconnaître dans sa filiation chronologique, que seule compte la "société" et non plus la "nation". Dites-nous que la sociologie a évincé l'histoire.
De Jean-Noël Jeannenay, on peut surtout retenir cette formule : La République a besoin d'histoire. Oui, la république a besoin d'histoire parce qu'elle n'est pas l'alpha de notre existence nationale : "À l'opposé des thuriféraires du «tout beau tout neuf» des apôtres de l'accélération de l'Histoire, des dénonciateurs de la conduite «les yeux dans le rétroviseur», on doit rappeler que nul acteur ne peut jamais se couper d'un patrimoine de réflexes enracinés dans la longue durée" explique Jean-Noël Jeanneney.
D'accord avec lui. Mais Sarkozy aurait parlé d'un "patrimoine de réflexes enracinés dans la longue durée", qu'on lui serait tombé dessus à coup d'épithètes tels que "barrésien", "sociobiologiste", "pétainiste", etc.
les Très riches heures du duc de Berry, XVe siècle
faucheurs et faucheuses dans le Nivernais, début du XXe siècle
roman national
3) "Professeur à l'université Paris-XII, François Dosse voit, quant à lui, dans le projet de M. Sarkozy "une entreprise régressive sur le plan théorique". "Les recherches récentes sur la nation, comme celles de Pierre Nora, nous montrent que le roman national n'est pas une donnée mais une construction qui a elle-même une histoire, explique-t-il. Je crains qu'un tel musée, en niant cette complexité, nous ramène cinquante ans en arrière." (...)" (Thomas Wieder)
réponse - Pur sophisme... J'aime bien les ouvrages de François Dosse. Mais cette déclaration est vide de sens.
D'abord, que Pierre Nora ait montré le caractère construit du "roman national" ne prive pas celui-ci d'épaisseur historique ni d'intériorisation par les sujets qui y trouvent la matrice de leur individuation nationale.
Tout fait social en histoire est construit, comme le rappelle Maurice Agulhon que nous citons dans Faut-il avoir honte de l'identité nationale ? Cela le priverait-il de réalité ou d'intérêt ?
Ensuite, il n'y a que procès d'intention à craindre un musée refusant la "complexité" de l'histoire de France. La vérité, c'est que tout rappel de l'identité nationale agace les esprits faibles qui la réduisent au spectre Barrès-Maurras-Pétain. Ils ont tellement assimilé à une vraie pensée le vade mecum antiraciste des années Mitterrand, tellement acquiescé à l'équivalence Français = beauf raciste, qu'ils ignorent la prégnance positive et généreuse d'une telle référence dans la culture française, dans la tradition politique française.
1938
1944
l'Europe, tueuse d'identités nationales ?
4) "À ces soupçons s'ajoutent deux critiques plus fondamentales. La première vise la pertinence même d'un musée circonscrit à l'Hexagone. "Cela a-t-il un sens, alors que notre cadre de référence est aujourd'hui l'Europe, de faire un musée qui célèbre, comme le dit Max Gallo cité dans le rapport Lemoine, l'"âme de la France" ?", se demande ainsi Nicolas Offenstadt, maître de conférences à l'université Paris-I et coauteur de Comment Nicolas Sarkozy écrit l'histoire de France (Agone, 2008)" (Thomas Wieder).
réponse - De quoi l'Europe est-elle le "cadre de référence" ? De politiques économiques et sociales (?) communes peut-être. Certainement pas d'une identité commune. Pour une raison élémentaire. La base de l'identité étant la langue, on ne parlera jamais (c'est à espérer... ou alors quel désastre culturel...!) la même langue dans les nombreux États de l'Union européenne. On n'aura jamais les mêmes références historiques.
Cela n'empêche pas de lire l'histoire nationale dans ses rapports avec l'Europe, évidemment. Comment comprendre le patriotisme de Jeanne d'Arc sans référence à l'histoire anglaise, comment comprendre la monarchie des XVIe et XVIIe siècles en dehors du conflit avec les Habsbourg, comment comprendre la "Grande Nation" et l'épopée napoléonienne en dehors de l'hostilité des monarchies européennes à la Révolution française...?
L'Allemagne possède un Musée de l'histoire allemande (Deutsches Historisches Museum) abrité par l'Arsenal (Zeughaus) et par un nouvel ensemble réalisé par l'architecte de la Pyramide du Louvre, Ieoh Ming Pei, à Berlin même. Une présentation de ce musée en décrit la composition : "Sur près de 7.500 m², neuf salles consacrées chacune à une époque sont autant d’étapes à travers l’histoire allemande, de ses premières heures à nos jours". Deux mille ans du passé allemand sont retracés, lit-on sur le site du Musée.
Il existe un Musée national de l'histoire américaine (National museum of American History) ayant pour mission la compréhension de "notre nation et de ses nombreux peuples". Pourquoi la France ferait-elle exception ?
Musée de l'histoire allemande, à Berlin
deux catégories de Français qui ne comprendront jamais
l'histoire de France (Marc Bloch)
5) "La seconde critique porte sur la finalité même de la discipline historique. "L'histoire, explique Gérard Noiriel, directeur d'études à l'Ehess, ne se réduit pas à une collection de faits et de personnages. Pour les historiens républicains, comme Marc Bloch, elle devait d'abord forger l'esprit critique par la confrontation des sources. Je me demande pourquoi on mettrait de l'argent dans un musée d'histoire voulu par le président alors qu'on tranche dans les crédits de l'université et du CNRS, où la recherche se fait de façon indépendante." (...)" (Thomas Wieder)
réponse - Gérard Noiriel fait semblant d'ignorer qu'il existe plusieurs types d'expression de l'histoire. La recherche en est une, la muséographie en est une autre. La nation a le droit de donner à ses citoyens l'image de deux milles ans de leur histoire - pour compter comme le Musée de l'histoire allemande.
Quant à Marc Bloch, Noiriel fait un usage infidèle de la pensée de celui qui a écrit : "Il est deux catégories de Français qui ne comprendront jamais l'histoire de France, ceux qui refusent de vibrer au souvenir du sacre de Reims ; ceux qui lisent sans émotion le récit de la fête de la Fédération. Peu importe l'orientation présente de leurs préférences. Leur imperméabilité aux plus beaux jaillissements de l'enthousiasme collectif suffit à les condamner". Marc Bloch aurait condamné les raisonnements de Gérard Noiriel.
Michel Renard
co-auteur de Faut-il avoir honte de l'identité nationale ?
Hippolyte Lecomte, L'entrée de l'armée française à Rome, 15 février 1798 (1834),
musée national du Château de Versailles ;
un musée de l'histoire de France ferait, évidemment, droit à l'Europe
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