Faut-il jeter la nation aux orties ?
Claude Monet, Rue Montorgueil, 1878.
faut-il jeter la nation aux orties ?
Anton WAGNER
Cette peinture impressionniste de Monet convient parfaitement au sujet de ce billet qui, vous l’aurez compris à la lecture du titre, parlera de la nation et de l’identité nationale. Il sied bien plus que le tableau parfaitement contemporain d’Édouard Manet, La Rue Mosnier aux drapeaux, qui porte sur le même évènement : la clôture de l’exposition universelle organisée par la France en 1878. On verra aisément que ce tableau plus dépouillé et mélancolique que celui de Monet, n’est pas à même d’illustrer l’idée centrale de ce billet.
L’idée nationale, aujourd’hui, est une bannière en berne. À tel point que dans de nombreux milieux intellectuels et associatifs, il est devenu suspect de parler d’identité nationale ; oser affirmer l’existence d’une pareille identité serait marcher sur les pavés escarpés du nationalisme, de la xénophobie et du racisme vers l’enfer de la haine et de la guerre ; la nation serait l’anti-chambre inévitable du nationalisme maladif que l’on voit promu par tous les Le Pen de France…
C’est le constat que dressent Daniel Lefeuvre et Michel Renard dans un petit livre bien documenté, Faut-il avoir honte de l’identité nationale ?, publié dans la collection «À dire vrai» dirigée par Jacques Marseille chez Larousse. Les deux auteurs scrutent cette aversion pour la nation et la démontent point par point, montrant avec éclat que la fierté d’être Français n’est en rien un repliement sur soi, ni un mépris affiché des identités nationales étrangères.
Prise de la Bastille, tableau de Jean-Pierre Houël (1735-1813)
Les deux auteurs refondent dans le temps l’identité nationale.
Loin d’être une invention récente de la fin du XVIIIe s., du moins
en France, l’identité nationale plonge ses racines dans le Moyen
Âge. Un évènement en particulier, la guerre de Cent Ans, marque
clairement l’émergence d’une identité française qui se veut
distincte de l’Angleterre et qui s’oppose au seul principe
d’obéissance dynastique, qui aurait exigé la soumission aux
Anglais. Or, les élites politiques et sociales du royaume, comme le
peuple lui-même, rejettent très largement la domination anglaise
au motif d’une identité commune bafouée par l’envahisseur.
Si, au
moment de l’extinction des Capétiens
directs, les barons français
écartèrent la candidature du roi d’Angleterre, c’est parce qu’il
était étranger ; durant l’occupation anglaise, nombreux les
paysans qui prirent les armes pour lui résister, si bien que 90% des
exécutés par les Anglais furent des paysans de toute condition ;
ceux qui collaboraient avec les Anglais furent dénoncés comme des Français reniés, par opposition aux bons Français
qui, eux, leur résistaient. La guerre de Cent Ans est donc
l'avènement, dès les XIVe-XVe s., d’une conscience nationale en
France que l’on aurait tort de croire vivante uniquement dans les
hautes sphères éduquées et politisées de la société.
Chose ancienne, l’identité nationale n’est pas chose honteuse. Les auteurs relèvent le piquant paradoxe que, souvent, ceux qui en France contestent l’identité nationale le font au nom d’identités nationales étrangères. Ces identités nationales-là choquent bien moins leur conscience, pourquoi ce qui semble naturel dans d’autres pays, en particulier les anciennes colonies, serait-il inadmissible en France ? C’est bien une critique de la repentance qu’il faut faire ici, et qu’a déjà faite Daniel Lefeuvre dans un autre ouvrage, Pour en finir avec la repentance coloniale.
Fête de la Fédération, 14 juillet 1790
En suivant pas à pas la construction de l’identité nationale
française, en passant par sa cristallisation durant la
Révolution de 1789, et jusqu’à la définition lumineuse donnée par
Ernest Renan dans sa conférence à la Sorbonne en 1882, le livre
montre que cette construction n’a rien d’anti-humaniste. Au
contraire même, l'identité nationale française se construit sur
des valeurs universalistes, si bien que Maurice Agulhon a pu
écrire que la France est ce pays qui eut l’universel en son
particulier. En d’autres termes, défendre cette identité nationale, c’est défendre les valeurs humanistes et libérales de
1789 ; de quoi pourrait-on avoir honte, en effet ? Les auteurs ont
bien raison de rappeler que le patriotisme fut tout autant de
gauche que de droite, des gens si peu suspects d’extrémisme comme
Victor Hugo et Jean Jaurès n’avaient pas honte de se dire Français.
Même un Paul Déroulède se défiait du mot «nationalisme» et
rejetait, au sein de la Ligue des Patriotes qu’il avait fondé avec
d’autres en 1882, et à laquelle avaient adhéré des personnalités
d’horizons différents, toute référence à l’antisémitisme.
Comme le montre le livre, que ce soit en 1848 ou dans les années 1880,
les patriotes républicains ont toujours eu claire conscience de la
limite à ne pas faire franchir au nationalisme, le tempérant
toujours par un universalisme qu’ils concevaient plus comme une
continuité de l’appartenance nationale que comme une force
antagoniste. Ils firent donc la démonstration que l’on peut faire
l’expérience d’un patriotisme ouvert.
quand on réécrit Jaurès...
À propos de Jean Jaurès, Lefeuvre et Renard relèvent une erreur pour le moins cocasse d’un contempteur de l’idée nationale. Blaise Wilfert-Portal, dans un livre dénonçant Sarkozy, Comment Nicolas Sarkozy écrit l’histoire de France, cite Jaurès en ces termes : «la nation porte la guerre en son sein comme la nuée porte l’orage.» Or, la citation prêtée à l’illustre socialiste est : «le capitalisme porte la guerre en son sein comme la nuée porte l’orage» ; la véritable phrase, prononcée en 1907 à l’Assemblée nationale, étant, comme souvent avec les mots d’histoire, un peu différente et plus longue : «Toujours votre société violente et chaotique, même quand elle veut la paix, même quand elle est à l’état d’apparent repos, porte en elle la guerre comme la nuée dormante porte l’orage.» Cette erreur en dit long sur l’état de confusion intellectuelle de ceux qui, contre toute évidence historique, instruisent un procès à charge contre l’identité nationale – la dénonciation de La Marseillaise comme chant raciste en est un autre exemple.
On objectera le nationalisme de Barrès et de Maurras, ainsi que l’éclatement de la Grande Guerre. Mais le livre fait litière de ces accusations. La poussée nationaliste de la fin du XIXe s. se nourrit plus des imperfections institutionnelles de la IIIe République que de l’identité nationale.
Maurice Barrès fait passer une foule de préoccupations sociales avant de s’intéresser à la nation et de lui donner sa fameuse définition : la terre et les morts. Maurras, quant à lui, s’attaque bien en premier lieu à la République, pour lui préférer la monarchie ; c’est la haine de la République qui nourrit son nationalisme xénophobe et antisémite, non pas la simple identité nationale française – les auteurs auraient pu ajouter que tous les membres de l’Action française n’étaient pas antisémites, comme Jacques Bainville.
Enfin, concernant l’éclatement de la Grande Guerre, les auteurs rapportent que les peuples, en 1914, ne désiraient pas la guerre. Sans doute la conscience nationale explique-t-elle l’acceptation déterminée du conflit, mais tout autant que l’impression d’être injustement agressé par l’ennemi, sentiment assez extraordinairement ressenti par tous les peuples belligérants. Les auteurs suggèrent aussi que si la France tint sur la Marne en 1914, alors qu’elle s’effondrait en juin 1940, c’est grâce à une solide foi nationale qui fut perdue par la suite.
14 juillet 1945, place de la Bastille
J’arrête ici le recension de l’ouvrage, bien qu’il y ait beaucoup à dire encore. Je me pose beaucoup la question de la conciliation de mon libéralisme avec l’identité nationale de mon pays.
J’acquiesce au livre de Lefeuvre et Renard car il me semble plus juste intellectuellement que les sourdes menées déconstructrices des repentants. Je frémis aussi au modèle de société qu’ils veulent voir triompher : le multiculturalisme ne m’inspire rien de bon. J’ai bien conscience, également, de l’importance de l’idée nationale pour l’assimilation la plus parfaite des immigrés. Mais faut-il aller plus loin ?
Être fier de son identité française ne fait pas d’une personne un affreux xénophobe rempli de haine.
C’est sans risque excessif que l’appartenance nationale peut être célébrée comme une fête, c’est une lubie de l’esprit que de croire le contraire. Pour ce qui me concerne toutefois, à titre strictement personnel, je ne sais si je peux, en toute cohérence et dans quelle mesure, faire cohabiter cette fierté nationale avec un libéralisme qui tend à confiner à l’anarchisme.
Anton Wagner
25 avril 2009
source : carnetsliberaux.fr