interview de Daniel Lefeuvre, 27 octobre 2009, Le Point
INTERVIEW DE L'HISTORIEN DANIEL LEFEUVRE
propos recueillis par Chloé Durand-Parenti
Le ministre de l'Immigration Éric Besson a annoncé dimanche son intention de lancer, dès le mois de novembre, un grand débat sur l'identité nationale. Daniel Lefeuvre, professeur d'histoire à l'université Paris VIII Vincennes-Saint-Denis et coauteur de Faut-il avoir honte de l'identité nationale ?
*, répond aux questions du point.fr.
lepoint.fr : Un débat sur l'identité nationale est-il nécessaire ?
Daniel Lefeuvre :
Ce débat a lieu parce que lors des dernières élections présidentielles
les deux candidats en lice pour le second tour, Nicolas Sarkozy et
Ségolène Royal, ont tous les deux fait campagne sur cette question. La
candidate socialiste a même proposé de mettre des drapeaux tricolores à
nos fenêtres. Mais, jusque-là, il y avait beaucoup de non-dits. Le fait
qu'Éric Besson s'engage dans la clarté, que chacun puisse s'exprimer,
me semble plus sain, mieux qu'un débat larvé qui peut générer des
effets nauséabonds. Cela me paraît positif que l'État offre cet espace
de débat sur une question centrale à laquelle la France est confrontée.
Le président du MoDem François Bayrou estime
que l'identité nationale est "comme l'histoire, qu'il n'appartient pas
aux politiques de l'accaparer". Qu'en pensez-vous ?
C'est évidemment l'affaire des politiques. L'État a toujours été un des
acteurs majeurs de la construction de l'identité nationale. Celle-ci
s'est faite autour de l'État depuis le Moyen Âge, depuis les serments
de Strasbourg de 842, en passant par Philippe Auguste, Saint Louis,
Philippe Le Bel et, bien sûr, François Ier, avec l'édit de
Villers-Cotterêts 1539 qui impose le français dans les actes officiels
de la monarchie. Les historiens sont légitimes tout autant que les
syndicalistes, comme l'ensemble des citoyens. L'identité nationale est
l'affaire de tous. Il n'y a pas de raison que telle ou telle catégorie
de personnes en soit exclue.
Un tel débat a-t-il déjà été mené par le passé ?
L'histoire de France est pleine de ces débats. Cela s'est vu notamment
au moment de la Révolution française. Quand on discute de la
Déclaration des droits de l'homme et du citoyen, quand on réfléchit sur
les institutions, quand on parle abolition de l'esclavage : on débat
bien évidemment de ce sur quoi la France doit reposer et de ce qui la
constitue. De même, quand on examine plus tard la question de la
laïcité pour aboutir à la loi de 1905. Chaque fois, cela revient à
poser la question de ce qu'est la France.
Quand le ministre de l'Immigration, Éric
Besson, affirme que la burqa est "contraire aux valeurs de l'identité
nationale", on a le sentiment qu'il définit celle-ci par l'exclusion.
Cela vous choque-t-il ?
Il y a des choses qui
font partie de l'identité nationale. Il faut réaffirmer le côté positif
de celle-ci. Mais, là, on voit bien que l'on entre dans le débat
politique. En même temps, l'immense majorité des Français est hostile
au port de la burqa, non pas tant d'ailleurs pour des raisons
religieuses, mais parce que la France est historiquement le pays des
femmes, le pays de la dame, le pays de la courtoisie. Déjà au XVIIe et
au XVIIIe siècle, les voyageurs anglais étaient frappés par la place
centrale occupée par les femmes dans la civilisation française. Or, la
burqa tend au contraire à exclure les femmes. C'est pourquoi il faut
affirmer la valeur de la laïcité, créer un espace apaisé et interdire
la burqa pour qu'hommes et femmes partagent ensemble cet espace.
Qu'est-ce qui fait que l'on se sent français, notamment quand votre histoire familiale s'inscrit dans un autre pays ?
L'intérêt de l'identité nationale et de la nation française, c'est
qu'elles excluent l'identité raciale. L'identité nationale française
est ouverte. Tout le monde peut devenir français. Tout le monde a la
possibilité de participer à l'histoire de ce pays. Ce qui fait que l'on
se sent français, c'est, je crois, le fait de partager la langue et un
certain nombre de valeurs produites par l'histoire de France.
Comment expliquer que de jeunes Français
d'origine étrangère, nés sur le territoire national, ne parviennent pas
à s'approprier cette identité ?
La France
d'aujourd'hui a, en partie, renoncé à la politique d'assimilation,
héritée du volontarisme républicain de la IIIe et d'une partie de la
IVe république. On valorise le multiculturalisme, la pluralité des
identités, au lieu de valoriser l'appartenance commune.
Or, un pays qui
a du mal à être fier de lui-même, qui se délite parfois dans l'Europe,
dans le régionalisme ou dans les communautarismes, est un pays qui
attire relativement peu. Il convient toutefois de nuancer ce
diagnostic. Car, il y a beaucoup de jeunes, nés en France, de parents
ou de grands-parents venus d'ailleurs, qui sont aujourd'hui
parfaitement intégrés et porteurs de cette culture française qu'ils ont
eux-mêmes enrichie. L'identité française est un héritage
pluriséculaire, mais c'est un héritage vivant. Chaque génération
l'enrichit avec ses propres apports. Je dis bien : elle l'enrichit,
mais elle ne la refonde pas.
le domaine royal au XIe siècle : l'État a toujours été
un des
acteurs majeurs de la construction de l'identité nationale
Comment peut-on renforcer l'identité nationale ?
Le rôle de l'école me paraît tout à fait central et, notamment, la
place de la langue française, avec ses règles et avec ses contraintes.
Il faut aussi renforcer l'enseignement de la littérature et de
l'histoire. J'ai entendu Éric Besson rappeler le rôle central de
l'histoire. Dans le même temps, je m'inquiète du fait que, dans le
concours du professorat des écoles, on veuille supprimer l'histoire
comme discipline obligatoire. Il y a là quelque chose de contradictoire
dans la politique du gouvernement.
De même, la diminution des postes au
CAPES et à l'agrégation d'histoire, ou de littérature, me semble un
mauvais signal. L'assimilation doit être aussi professionnelle. Or, il
y a des discriminations à l'embauche, au logement, qui touchent
certains jeunes issus de l'immigration africaine ou nord-africaine et
qui sont contraires aux valeurs de la République, que celle-ci ne fait
pas suffisamment respecter. On a là des éléments de troubles très
forts. Enfin, il existe de véritables ghettos, à la fois sociaux et
ethniques, que la République a laissés, à tort, s'ancrer dans son
territoire.
N'est-il pas décalé de parler d'identité
nationale alors qu'on cherche à impulser une identité européenne ?
Est-ce contradictoire ?
Qu'il y ait des
fondements culturels communs dans les racines
gréco-judéo-latino-chrétiennes de l'Europe : très bien. Mais il n'y a
pas encore d'identité européenne. Peut-être que cela se fera. La nation
est un produit historique, elle peut disparaître. L'Europe est un
produit historique, elle peut se développer. Mais, pour l'instant, on
n'en est pas là. Quant aux identités régionales, elles ne sont en rien
incompatibles avec l'identité nationale. Justement, ce qui est
intéressant avec l'identité française, c'est qu'elle ne s'oppose pas
aux identités régionales, mais qu'elle les surplombe.
* Faut-il avoir honte de l'identité nationale ? de Daniel Lefeuvre et Michel Renard, paru en octobre 2008, aux éditions Larousse dans la collection "À dire vrai".
source